Le dinar de la rue : enquête sur le taux du marché noir en Algérie
Alors que l’euro s’échange désormais à plus de 270 dinars sur le marché noir, le fossé entre le taux officiel et le taux parallèle n’a jamais été aussi large. Dans les ruelles du Square Port-Saïd à Alger ou sur les places de Béjaïa et d’Oran, la devise est devenue un véritable thermomètre de la confiance économique. Enquête sur un système toléré, redouté et vital à la fois.
Dans les ruelles d’Alger, un murmure s’élève chaque matin, le « taux du marché noir en Algérie » vient de grimper. Lorsque l’euro franchit la barre des 270 dinars, comme ce fut le cas récemment, ce n’est pas seulement une statistique : c’est le signe d’un système monétaire à deux vitesses, où le dinar s’effrite tandis que la devise étrangère se fait roi.
La double vie du dinar
En Algérie, la monnaie nationale vit dans deux mondes parallèles. Le premier, officiel, celui de la Banque d’Algérie, fixe le taux de change autour de 145 DA pour un euro. Le second, bien plus réel pour les citoyens, se joue à ciel ouvert sur les trottoirs ou dans les cafés, le marché noir des devises, où le même euro dépasse désormais 270 DA.
Ce double univers monétaire façonne le quotidien de millions d’Algériens, influence les prix, les voyages, l’immobilier et même les rêves d’avenir. Officiellement illégal, le marché noir est pourtant devenu un pilier officieux de l’économie nationale.
Au cœur du Square Port-Saïd, la Bourse informelle du dinar
« Ici, tout le monde connaît le taux avant même le petit-déjeuner », sourit Nadir, 43 ans, cambiste à Alger depuis plus de vingt ans. Devant lui, un flot continu de clients, étudiants, commerçants, retraités ou voyageurs, venus troquer des dinars contre des euros ou des dollars.
Le Square Port-Saïd, à deux pas de la Grande Poste, reste le cœur battant du marché parallèle. Chaque matin, les chiffres circulent par téléphone, réseaux sociaux ou bouche à oreille. Un système parfaitement organisé, où la loi de l’offre et de la demande supplante toute règle bancaire.
Selon les estimations économiques, près de 8 milliards d’euros circuleraient chaque année dans ce marché parallèle. Une manne colossale qui échappe totalement au système bancaire, mais qui alimente des pans entiers de l’économie informelle, importations de produits, transferts familiaux, voyages d’affaires, ou achats à l’étranger.
L’euro à 270 DA, symptôme d’une économie verrouillée
Depuis début 2025, la dépréciation du dinar s’est accélérée. Sur les plateformes financières internationales, la monnaie algérienne reste stable… sur le papier. Mais dans les faits, le taux parallèle a grimpé de plus de 15 % en un an.
Au Square, un euro se vend entre 270 et 273 DA, tandis que le dollar s’échange autour de 255 DA.
Une différence de plus de 80 % avec le taux officiel, que les autorités n’arrivent plus à contenir.
Pour beaucoup d’Algériens, ce taux officieux est devenu le seul indicateur de confiance. « Quand le dinar recule ici, tout augmente, les produits importés, les billets d’avion, même les loyers », explique Karim, commerçant à Blida. Le marché noir dicte ainsi sa propre loi, et son cours influence indirectement la vie de tous les jours.
Tableau des statistiques 2025 – taux du marché parallèle vs taux officiel
| Date approximative | Devise | Taux marché parallèle (Algérie) | Taux officiel (Banque d’Algérie) |
|---|---|---|---|
| 21 avril 2025 | Euro | ~ 258 DZD pour 1 € | ~ 150-152 DZD |
| 19 septembre 2025 | Euro | ~ 265 DZD pour 1 € | ~ 152 DZD |
| 23 août 2025 | Euro | ~ 261 DZD achat / ~ 259 DZD vente | ~ 151-152 DZD |
Pourquoi le marché noir prospère
Officiellement, l’achat et la vente de devises en dehors du circuit bancaire sont illégaux. Mais dans la réalité, aucune alternative crédible n’existe pour les particuliers. Les banques algériennes imposait des plafonds très bas, 15 000 DA par an pour un voyageur, à peine 100 euros, une allocation de voyage revue a la hausse cet été pour atteindre 750 euros.
Quant aux transferts à l’étranger, ils sont réservés à des catégories limitées (étudiants, malades, missions officielles).Résultat , le marché noir devient la seule soupape de respiration pour ceux qui veulent voyager, investir ou simplement économiser dans une devise stable.
Les tentatives de régularisation n’ont jamais abouti. En 2018, le gouvernement avait évoqué la création de « bureaux de change officiels ». Six ans plus tard, aucun n’a encore ouvert ses portes. L’économie parallèle comble donc le vide.
Témoignages – entre survie et stratégie
Sami, 29 ans, informaticien, économise chaque mois une partie de son salaire… en euros. « Je n’ai pas confiance dans le dinar. J’achète quelques billets à chaque fois que j’ai un peu de marge. C’est ma manière de me protéger. »
Nassima, mère de deux enfants à Tizi-Ouzou, achète des devises pour aider son fils étudiant en France : « La banque ne me donne rien. Sans le marché noir, il ne pourrait même pas payer son logement. »
Ces histoires se répètent partout, pour beaucoup, le marché informel n’est pas un choix, mais une nécessité. Et si le trafic attire aussi des spéculateurs, la majorité des échanges servent à pallier l’insuffisance des circuits officiels.
Les autorités face à un dilemme
La Banque d’Algérie, consciente du problème, préfère éviter la confrontation directe. Dans un communiqué récent, elle a reconnu « la nécessité d’une réforme du marché des changes », sans annoncer de calendrier.
Toute régularisation poserait un dilemme politique : reconnaître le marché noir, c’est admettre l’échec du système officiel.
Pourtant, selon plusieurs économistes, légaliser les bureaux de change pourrait rapatrier jusqu’à 5 milliards d’euros par an dans les circuits formels.
En parallèle, des mesures de contrôle plus strictes ont été mises en place aux frontières pour lutter contre le blanchiment et les sorties illicites de devises. Mais ces actions restent ponctuelles face à un phénomène profondément enraciné.
Le pouvoir d’achat en otage
La montée du taux parallèle a un effet domino : importations plus chères, inflation importée et perte de confiance dans la monnaie locale. Le dinar, pourtant symbole de souveraineté, devient l’image même de la précarité.
Les ménages le ressentent durement, selon l’Office national des statistiques, l’inflation dépasse 10 % en 2025, tirée notamment par la hausse des produits importés.
À long terme, cette situation entretient un cercle vicieux, plus la devise manque, plus le marché noir s’étend, et plus le dinar recule. Une économie à deux vitesses, où l’euro devient la vraie monnaie de référence.
Le dinar de la rue, miroir d’un pays en attente
Le « dinar de la rue » n’est pas qu’un taux de change, c’est un baromètre de confiance, un symptôme du malaise économique et une réponse populaire à la rigidité administrative. Tant que les Algériens n’auront pas accès à un marché légal, transparent et accessible, le Square Port-Saïd continuera d’être la véritable Banque centrale du peuple.
Entre économie grise et survie quotidienne, le marché noir des devises reste le miroir fidèle d’un système à bout de souffle.




