Algérie : le commerce du cabas, un secteur informel à 3 milliards de dollars
Le commerce du cabas en Algérie, estimé à 2 à 3 milliards de dollars par an, va connaître une régularisation historique annoncée par le président Tebboune. Une reconnaissance officielle d’un marché longtemps ignoré.
Longtemps relégué à la marge de l’économie algérienne, le commerce du cabas, cette pratique informelle de micro-importation par les voyageurs fait aujourd’hui l’objet d’un tournant majeur. Estimé entre 2 et 3 milliards de dollars de flux annuels, ce secteur vital pour de nombreux ménages va être intégré au circuit légal sur décision du président de la République. Une réforme attendue, mais qui soulève aussi de nombreuses questions.
Commerce du cabas, pilier du commerce populaire
Ils partent en Espagne, en Turquie, en France ou en Tunisie avec quelques valises vides et reviennent les bras chargés. Depuis des années, ces « cabaçiers » jeunes, mères de famille, chômeurs reconvertis, importent en petites quantités des vêtements, de la cosmétique, de l’électroménager ou encore de la quincaillerie, pour les revendre sur les marchés informels d’Alger, d’Oran ou de Tizi Ouzou.
Ce commerce informel est né du déséquilibre entre l’offre locale et la demande réelle. Là où les circuits classiques échouent, le cabas comble les vides, produits introuvables, prix plus abordables, diversité des références. Dans une Algérie confrontée à la rareté, au protectionnisme et à la lenteur des circuits administratifs, ces micro-importateurs jouent un rôle d’équilibre silencieux mais essentiel.
Régulariser ce commerce informel, reconnaissance politique
Le 18 mai 2025, lors d’un Conseil des ministres, le président Abdelmadjid Tebboune a franchi un cap symbolique et structurel, régulariser ce commerce informel, en attribuant à ses acteurs un statut d’agents économiques à part entière.
« Il faut protéger ces jeunes et les intégrer dans le circuit formel, leur permettre de bénéficier des dispositifs de l’auto-entrepreneuriat », a-t-il déclaré, selon le communiqué officiel.
Le gouvernement prévoit la création d’une commission spéciale pilotée par le Premier ministre, chargée de définir un cadre légal : produits autorisés, quotas, fiscalité adaptée, accès au change et accompagnement administratif.
Une logique de terrain plutôt qu’un contrôle punitif
Cette décision, saluée par plusieurs économistes, rompt avec une politique répressive ancienne. Jusqu’à présent, les « cabaçiers » étaient perçus comme des fraudeurs, subissant saisies, amendes et mépris institutionnel. Pourtant, comme le souligne le think tank CARE dans une note récente, le commerce du cabas n’est ni structuré, ni industriel, et ses acteurs n’en tirent pas de profits faramineux. Il s’agit, dans la majorité des cas, d’une activité de subsistance.
« Ce commerce agit comme un filet de sécurité sociale pour des centaines de milliers de familles », écrit le CARE. « Il n’est pas une menace, il révèle au contraire les faiblesses du système commercial algérien. »
Que contient le cabas ? Une radiographie du panier informel
Selon les analystes, le commerce du cabas concerne essentiellement :
- Des produits de première nécessité absents du marché (produits d’hygiène, fournitures scolaires, médicaments non disponibles localement),
- Des articles à valeur ajoutée perçue (textiles européens, cosmétiques de marque, pièces automobiles, petits électroménagers),
- Des produits ciblant une classe moyenne en quête de qualité mais limitée par le pouvoir d’achat.
À travers ces achats, le cabas sert d’indicateur précieux pour les producteurs locaux : il révèle les besoins, les goûts et les tendances de consommation. C’est un laboratoire à ciel ouvert, souvent plus représentatif que les études de marché traditionnelles.
Entre 2 et 3 milliards de dollars par an : un flux non négligeable
Le chiffre circule avec prudence, mais il interpelle, entre 2 et 3 milliards de dollars de valeur marchande seraient générés chaque année par ce commerce. C’est presque autant que certaines exportations officielles hors hydrocarbures.
Certes, l’informalité prive l’État de recettes fiscales. Mais elle évite aussi une flambée des prix, permet à une frange importante de la population d’accéder à des produits de base, et empêche une pression sociale encore plus lourde.
Des risques à ne pas sous-estimer
Le commerce du cabas n’est pas sans conséquences. CARE alerte sur les dangers sanitaires et réglementaires liés à l’absence de traçabilité :
- Produits alimentaires ou médicaux mal conservés,
- Absence de contrôle qualité,
- Produits contrefaits ou inadaptés,
- Risques liés à la sécurité (pièces mécaniques usées, produits inflammables…).
La solution, selon les experts ? Un encadrement intelligent, sans stigmatiser. Des idées sont déjà proposées, formation des micro-importateurs, normes simplifiées, contrôles a posteriori, collaborations avec les associations de consommateurs.
Un virage stratégique dans la politique économique algérienne ?
Régulariser ce commerce informel du cabas, explique que l’État algérien reconnaît enfin un pan entier de son économie réelle. Ce n’est pas seulement une mesure sociale, c’est un tournant dans la manière d’aborder l’informel, longtemps perçu comme un parasite, jamais comme un symptôme.
Cette réforme appelle à une refonte plus large : sur le taux de change, l’accès aux devises pour les petits opérateurs, le rôle des banques, la souplesse douanière et la transparence des circuits.
Régulariser le commerce du cabas, c’est poser une question de fond : peut-on construire une économie formelle sur des réalités informelles ? En choisissant l’inclusion plutôt que l’exclusion, l’Algérie ouvre un débat courageux.
Reste à transformer cette ouverture politique en réforme opérationnelle. Car entre les annonces officielles et la mise en œuvre sur le terrain, il y a un monde de procédures, de résistances et d’habitudes bien ancrées.
Mais une chose est sûre, le cabas ne peut plus être ignoré. Il n’est ni une anomalie, ni une honte. Il est une réponse, imparfaite mais vitale, à une économie en transition. Et peut-être, demain, une clé de résilience pour des milliers de jeunes Algériens qui cherchent simplement à vivre dignement.




